Briser le cycle : un chercheur se donne pour mission de prévenir l’itinérance au Canada

Rue du centre-ville de Toronto

Photo : Dylan Ostetto

Stephen Gaetz (en anglais) est professeur à la Faculté d’éducation de l’Université York. Il est également président du Canadian Observatory on Homelessness (en anglais), le plus important institut national de recherche sur l’itinérance au Canada, ainsi que du Homeless Hub (en anglais) une bibliothèque de recherche et un centre de renseignements en ligne qui rassemble les connaissances sur le sujet. Membre de l’Ordre du Canada, M. Gaetz a passé des décennies à rassembler des chercheuses et chercheurs, des organismes citoyens et des responsables de l’élaboration des politiques, autant au pays qu’à l’étranger, pour alimenter la base de connaissances sur la prévention de l’itinérance. Nous avons discuté avec lui de l’état des choses au Canada, de son projet de recherche financé par le Conseil de recherches en sciences sociales (CRSH) et du rôle de la prévention dans la lutte contre l’itinérance au Canada.

Caisse de lait Sealtest vide renversée sur un trottoir de Toronto

Rue de Toronto

Photo : Shane Fester

Quelle est la situation de l’itinérance au Canada?

Elle empire. Les plus récentes données du gouvernement du Canada, qui datent de 2022, révèlent une augmentation de 20 p. 100 de l’itinérance partout au pays. Des gens vivent dans les rues, dans les parcs, dans les refuges, dans des tentes et sur les canapés de notre nation. Les Autochtones représentent un tiers des sans-abris. Les jeunes de race noire et de la communauté 2ELGBTQI+ se trouvent aussi proportionnellement en plus grand nombre dans les refuges. Il faut se pencher sur nos politiques en matière d’itinérance et de prévention et se demander si elles sont bien adaptées à ces populations vulnérables.

Pourquoi l’itinérance a-t-elle tant augmentée au pays?

Nous avons créé ce problème. Dans les années 1980, le gouvernement fédéral finançait chaque année la construction de jusqu’à 25 000 unités de logement social ou de coopératives. Il a arrêté en espérant que le secteur privé prendrait le relais, mais cela n’a pas été le cas. Nous avons perdu 30 ans d’investissements, ce qui représente beaucoup de logements non construits. De plus, les investissements privés ont dégringolé parce que les entreprises de construction ont choisi de surtout bâtir des grandes maisons et des condos de luxe au détriment des logements locatifs. Le Canada vit aujourd’hui une crise majeure, non seulement du logement abordable, mais aussi du logement très abordable. Les loyers n’ont jamais été aussi élevés. Pendant ce temps, la population canadienne a augmenté de 30 p. 100, pour atteindre 40 millions de personnes (en date du 1er octobre 2023, soit le taux d’accroissement de la population le plus élevé depuis 1957), il y a moins d’emplois stables et moins d’avantages sociaux, la pandémie a occasionné des pertes d’emploi énormes, et il y a plus d’emplois précaires mal rémunérés. Tout cela a conduit à l’émergence d’une « itinérance moderne de masse ».

Qu’est-ce qui démarque le travail du Canadian Observatory on Homelessness et du Homeless Hub au Canada et dans le monde?

Notre mission est la prévention. Nous avons créé Une nouvelle direction : un cadre pour la prévention de l’itinérance afin d’amorcer une conversation nationale sur le sujet. En développant une bonne base de connaissances, nous pouvons informer les communautés et les gouvernements pour qu’ils puissent créer des politiques qui tiennent compte de la prévention de l’itinérance.

Qu’est-ce que la prévention de l’itinérance?

Nous considérons que la prévention est une question de droits de la personne. Notre définition est adaptée du modèle de prévention de la santé publique. Elle comprend la prévention primaire, qui consiste à tout d’abord empêcher les gens de devenir sans-abris, la prévention secondaire, qui s’assure que les sans-abris ne le deviennent pas à long terme ou de façon chronique, et la prévention tertiaire, qui aide les personnes qui se sont sorties de cette situation à ne pas y retomber. En pratique, il s’agit de contempler toutes les avenues, que ce soit d’augmenter le nombre de logements abordables, de réduire le nombre d’évictions, de solidifier les familles, d’offrir un meilleur soutien en santé physique et mentale ou d’intervenir précocement à l’école pour aider les jeunes à éviter l’itinérance. Il faut s’attaquer à l’itinérance et l’arrêter avant même qu’elle ne commence.

Comment peut-on faire de la prévention la base des politiques sur l’itinérance au Canada?

Il faut que les gouvernements, au niveau fédéral, provincial et municipal, et tous les ministères gouvernementaux s’unissent et adoptent une approche unifiée pour prévenir l’itinérance. Il ne faut pas simplement dépendre des ministères responsables du logement ou des services à la communauté pour créer des politiques sur la question. Il faut explorer pourquoi une personne peut sauter des services de protection de la jeunesse à la rue. Où vont les personnes qui sont libérées de prison ou obtiennent congé de l’hôpital? Ont-elles un endroit où aller? Le rapport intitulé Youth Homelessness Prevention Initiative Needs Assessment (en anglais) nous apprend que l’itinérance commence souvent entre 12 et 20 ans. Se concentrer sur la prévention chez les jeunes aurait une incidence importante sur l’itinérance chronique au pays.

Quelle incidence votre recherche a-t-elle eue au Canada?

Mon but est que toutes les parties prenantes, y compris les responsables de l’élaboration des politiques, connaissent l’importance de la recherche. Les équipes du Canadian Observatory on Homelessness et du Homeless Hub sont des leaders en matière du concept de prévention. Nous avons créé la définition canadienne de l’itinérance, qui aide les responsables des politiques à orienter le soutien à la prévention de l’itinérance. Grâce au financement du CRSH, des Instituts de recherche en santé du Canada et du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, nous avons créé le laboratoire Making the Shift (en anglais), qui soutient les projets de recherche en prévention de l’itinérance chez les jeunes. De plus, nos recherches ont permis aux gouvernements et à nos partenaires de comprendre le rôle de la prévention dans la lutte à l’itinérance. C’est gigantesque! Nous avons porté le changement dans le traitement de l’itinérance, qui est passé de l’intervention de crise à la prévention, et certains de nos résultats démontrent qu’une intervention précoce réduit le phénomène. Par exemple, notre modèle d’intervention Housing First for Youth (en anglais) a prouvé que donner un endroit sécuritaire où vivre aux jeunes avant de tenter de régler d’autres problèmes augmente leurs chances d’atteindre leurs objectifs et d’échapper pour de bon à l’itinérance.

Un sans-abri couché sur un banc dans un abribus vide avec un sac à provisions

Abribus à Toronto

Photo : Dylan Ostetto

Les gouvernements sont-ils à votre écoute?

Oui, mais passer de l’écoute à l’action prendra du temps.

Quelles leçons le Canada peut-il apprendre des autres pays?

L’Australie nous apprend que, pour prévenir l’itinérance chez les jeunes, il faut collaborer avec les écoles. Contrairement au Canada, les pays scandinaves ont continué de construire des logements sociaux; l’abondance de logements est directement responsable du taux d’itinérance plus bas dans ces pays. Un de mes exemples préférés est le Pays de Galles, qui a adopté une loi (en anglais) qui oblige les autorités locales à intervenir dès les premiers signes de risque, pour une personne, de devenir sans-abri. Ironiquement, bien que le modèle d’intervention Housing First for Youth ait été inventé au Canada, c’est en Europe qu’il est le plus populaire.

Si vous pouviez mettre en place une loi ou une politique au Canada dès maintenant, que feriez-vous?

Je ferais de la prévention de l’itinérance le cœur de chaque politique et stratégie dans tous les ordres de gouvernement. Une étude (en anglais) menée par Eric Latimer, un économiste à l’Université McGill, a déterminé que laisser une personne en situation d’itinérance pendant un an au Canada coûte en moyenne 59 000 $. Il faut se demander : qu’est-ce qu’un tel montant pourrait payer? Un loyer et le soutien social et en santé qui font gravement défaut, certainement. Pourtant, notre réaction en tant que pays est de dire : « Quel dommage, cette crise! Un refuge d’urgence est ce que nous pouvons offrir de mieux ». Dans les faits, il s’agit d’une solution très coûteuse et peu efficace. Nous devons faire preuve de créativité, d’initiative et d’audace en investissant dans la prévention et dans le soutien aux personnes pour qu’elles puissent s’échapper de l’itinérance de façon durable.

Quel rôle la défense d’une cause joue-t-elle en recherche?

La recherche est rarement ce qui motive fortement les changements politiques et les investissements. Toutefois, la mobilisation des connaissances doit servir à entraîner les gouvernements et les partenaires communautaires à influencer les politiques à grande échelle et à militer pour le changement. Le Homeless Hub est la plus grande bibliothèque de recherche sur l’itinérance au monde. Nous croyons que, si nous pouvons présenter des connaissances factuelles qui ont des applications pratiques dans un langage clair, nous pouvons inciter des solutions à l’itinérance au Canada et à l’étranger.

Qu’est-ce qui vous pousse à faire ce que vous faites?

C’est une honte que nous laissions l’itinérance continuer d’exister et d’empirer dans un pays comme le Canada. C’est une honte de forcer les gens à devenir sans-abris avant de pouvoir les aider. C’est comme si nous disions à une personne qui entre dans un hôpital que nous ne la soignerons pas, qu’elle devra revenir dans quelques jours quand elle sera vraiment malade et alors nous l’aiderons. La recherche nous a appris que l’itinérance à long terme ravage les vies. Nous pouvons faire mieux. Nous devons faire mieux avant de perdre encore plus de Canadiennes et Canadiens à cause de cette crise.

Vous voulez en savoir plus?

Visionnez le webinaire de Stephen Gaetz, Homeless Prevention 101 (en anglais). Pour mieux comprendre l’itinérance dans votre communauté, visitez le profil de 61 communautés canadiennes sur Homeless Hub (en anglais). Pour en savoir plus sur l’itinérance au Canada, consultez : Itinérance : comment en arrive-t-on là?